Se rétablir par la fiction
Où il est question de mer froide, de science et d'intimité à soi
Salut vous,
Je me réjouis de vous retrouver et souhaite la bienvenue aux personnes nouvellement arrivées par ici. Je suis Maaï, autrice franco-égyptienne, docteure en science politique et SABBAH est mon cabinet de curiosités, mon laboratoire et mon atelier. J’y écris sur ce qui traverse mon écriture. Chaque mois, je partage une brève de curiosités et un atelier d’écriture à réaliser en autonomie.
Tout d’abord, un immense merci à toustes les personnes qui ont souscrit à un abonnement payant afin de participer aux ateliers d’écriture en autonomie et à la Masterclass pour “écrire avec et malgré le quotidien” - qui aura lieu en janvier 2026. Si vous prenez le train en marche, plus d’informations à ce sujet dans ma dernière lettre. Il n’est pas trop tard!
Agenda des prochains ateliers
Hier, j’ai eu le plaisir d’animer l’atelier d’écriture du Festival Dangereuses lectrices, qui avait pour thème cette année : Jeunes con.nes, vieilles peaux. J’ai adoré retrouver cet espace magique et sacré d’écriture.
Je donnerai cet atelier en ligne, deux fois, en novembre. Vous pouvez vous inscrire via ma billetterie en ligne, Les ateliers de Maaï Youssef :
le mardi 18 novembre à 20h : https://www.billetweb.fr/jeunes-con-nes-vieilles-peaux-festival-dangereuses-lectrices
le lundi 24 novembre à 20h : https://www.billetweb.fr/jeunes-con-nes-vieilles-peaux-festival-dangereuses-lectrices
Au début du mois d’octobre, seule dans une mer froide et délicieuse, je fête mon anniversaire de docteure en sciences humaines et sociales. Il y a deux ans, le 29 septembre 2023 à Paris, je soutenais ma thèse de doctorat et devenais docteure en science politique.
Au début du mois d’octobre, la semaine de ma baignade d’anniversaire, j’interviens également dans un colloque organisé par l’équipe de femmes formidables à la tête du laboratoire de recherche-création indépendant le CIREC (Emilie Balteau, Lila Neutre, Alexandra et Hélène Tilman). Ces journées automnales s’intitulent : « Prendre soin. Penser, figurer et créer les expériences du care ».
Pendant des jours, je regarde dans mon agenda la concomitance de ces deux évènements, mon anniversaire de diplômée et ces journées sur le care. Je suis hypnotisée par la distance ironique entre ces mots, « prendre soin », et mon expérience du doctorat. Mon expérience du doctorat a été d’une brutalité inouïe. Deux ans plus tard, j’arrive à une forme de limpidité vis-à-vis de ce constat.
J’interviens dans ces journées aux côtés de Melanie Joseph (artiste-chercheuse sourde et docteure en art) et Keira Maameri (réalisatrice et autrice du podcast And they still don’t know my name), dans une table-ronde intitulée : « Se rétablir en politisant l’expérience intime. Créer en contexte de déconstruction intersectionnelle ». En préparant mon intervention, je butte sur ces autres mots : « se rétablir ». C’est d’eux dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui.
Ce verbe, se rétablir, m’interpelle. J’ouvre un brouillon et je commence par noter : « se rétablir… mais de quoi » ? Bien sûr de la dureté d’un contexte politique égyptien, et plus largement au Machrek, qui a été au cœur de mon enquête et de la peine ressentie. Mais aussi de la violence d’un monde académique en science politique française rongé par des discriminations et inégalités sans cesse invisibilisées.
Je n’ai jamais évoqué très publiquement cet aspect de mon expérience doctorale. Mais au printemps dernier, j’ai assisté à un autre colloque, précisément sur le racisme dans l’ESR1. Les intervenant.e.s faisaient non seulement état de discriminations qui faisaient écho aux miennes, mais iels évoquaient également les difficultés et les risques qu’organiser ces rassemblements engagés. Je me suis sentie appartenir à des récits qui m’incluaient. J’ai découvert des ressources, des enquêtes, qui démontraient tout ce que je m’étais pensée folle de percevoir si fort.
J’y ai beaucoup repensé ce mois-ci, en participant à la table-ronde du CIREC, mais aussi après avoir vu le nouveau spectacle d’Alice Zeniter, Edène. Il y est question d’écriture, de violence de classe et d’amour2. Le mépris que subit Edène de la part de membres de la bourgeoisie culturelle m’a rappelé de nombreuses scènes vécues.


J’écris cette lettre pour partager quelques ressources sur les discriminations et inégalités dans l’ESR aux personnes que cela pourrait aider (vous les trouverez à la fin de ce mail)3. Et aussi pour inviter les autres personnes à réfléchir à leur rapport à la scientificité, à ce qu’elles considèrent comme des savoirs objectifs et fiables. Vous êtes-vous déjà interrogé.x.es sur les manières dont ces savoirs sont produits et sur ce que cette fabrique raconte de l’ordre social, de l’ordre capitaliste et patriarcal? Il me semble qu’à l’heure de lutter contre le fascisme cette question est fondamentale. La science moderne est une bénédiction et un fardeau, elle nous coûte et elle coûte au vivant de nombreuses blessures. J’ajoute quelques références à ce sujet à la fin de cette lettre.
Mais revenons à cette table-ronde sur le geste de se rétablir en politisant l’expérience intime et par l’intersectionnalité. J’ai aussi envie vous raconter où l’exploration de ce verbe, se rétablir, m’a conduite.
En préparant mon intervention aux journées du CIREC, après m’être posée la question « se rétablir…mais de quoi ? », j’ai cherché dans un second temps à répondre à la question : « comment me suis-je rétablie ? ». Et j’ai réalisé combien l’écriture sensible avait été structurante au cours de mes années de doctorat, combien elle avait été un socle grâce auquel garder la tête hors de l’eau toutes ces années. Je n’avais pas pris la mesure de l’organisation que j’avais mise en place pour tenir bon. Je vous en reparlerai lors de la masterclass “écrire avec et malgré le quotidien”, réservée aux abonné.e.s payants.
Je me suis rétablie par la fiction.
Je me suis rétablie par la fiction, par la non-fiction narrative, par la poésie, par l’écriture sensible.
Ma thèse a duré neuf ans. Je ne me suis pas seulement rétablie depuis ma soutenance en 2023, je me suis rétablie au fil de l’eau, au cours de ces années, dans un va-et-vient constant que j’avais organisé entre le travail académique et l’écriture créative, littéraire. J’ai vécu ce va-et-vient comme un hold-up, parce que parfois avoir une voix se vole.
Pendant toutes ces années, j’ai passé un nombre incalculable (si, j’ai calculé trois années et demi en cumulé) de temps à attendre des réponses, des retours sur mon travail qui ne venaient jamais, ou qui m’arrivaient bâclés, sans lecture réelle de mon travail ou prise en compte des directions antérieurement préconisées. J’ai occupé tous ces moments, tous les espaces de respiration que je pouvais m’offrir, à écrire de la fiction, de la non-fiction narrative, de la poésie. J’ai considéré l’écriture académique comme un endroit où faire ses gammes (et j’ai énormément appris) mais pas comme une finalité.
Ces textes, écrits en parallèle de mes recherches, existent désormais comme des albums de famille dans mes archives : recueil de nouvelles, premier roman, poèmes. Entre leurs lignes je croise des souvenirs auxquels j’ai peu accès autrement tant j’ai vécu ces années en apnée. Ces écritures « buissonnières » ont été ma joie, et si j’ose dire, ma survie. A la fin de ma thèse, j’ai ressenti de plus en plus fort l’urgence et la nécessité de passer par elles pour renouer avec un récit sensible de ces années cruciales de ma vie.
Je ressentais le besoin non plus d’écrire dans l’attente d’une validation scientifique et blanche, mais d’écrire pour moi et pour les miens, depuis l’endroit d’un engagement humain et politique qui n’avait eu de cesse d’irriguer mon travail scientifique. J’avais eu tant de mal à me fondre dans un moule académique taillé pour d’autres profils que le mien, que j’avais disparu dessous.
Très vite, le récit ne m’a pas suffi et j’ai eu besoin de passer à la fiction pour re-visiter mes souvenirs de la révolution et de la contre-révolution égyptienne. Depuis, la fiction existe dans mon quotidien comme une pioche grâce à laquelle je peux creuser la terre de cette histoire, jusqu’à retrouver une intimité à soi. Je veux dire par « intimité à soi », cette intimité effectivement raciale, genrée, située, faite de liens de sang, d’enfance et de mémoires transgénérationnelles, et qui se construit en dehors d’un regard blanc et bourgeois sur le monde, en dehors d’un regard normatif, dominant et excluant. J’avais passé des années à mettre à distance cette intimité à moi-même pour correspondre aux attentes, aux normes, aux injonctions de mon milieu professionnel. Dans l’écriture sensible, je continue de m’appartenir.
Ce mois-ci, alors que je participais à ces journées automnales du CIREC et que je fêtais les deux premières années de ma libération, j’ai célébré intérieurement et dans chacun de mes souffles, le bonheur immense d’être au bon endroit de ma vie. Celui où une altérité sensible, poétique et responsable l’emporte sur une classification classiste et coloniale des humains, des humaines et du vivant, celui où l’imagination, la créativité, les émotions, l’engagement et la beauté font loi. Parfois, quand j’écris mon roman, j’ai peur de ne pas savoir rendre compte d’à quel point l’écriture sauve l’héroïne de cette histoire. Ces jours-ci, je me dis que j’y arriverai peut-être… puisque c’est ce que j’ai vécu.
Ce mois d’octobre était un mois de travail particulièrement collectif. En parallèle des journées du CIREC, j’ai aussi été sélectionnée pour participer à un atelier pluridisciplinaire de trois jours, nommé Zone de test, porté par l’association L’ambulante et accueilli à la Villa Rohannec’h, à Saint-Brieuc. J’y ai découvert des artistes passionnants, eu l’espace précieux de pouvoir expérimenter des choses nouvelles (vous souvenez-vous de la dernière fois où on vous a laissé la place d’être vulnérable?).
Nous avons visionné ensemble le film documentaire “Akeji, le souffle de la montagne”, de Mélanie Schaan et Corentin Leconte (2020).



Akeji était un peintre japonais, qui vivait reculé avec sa femme Asako dans une cabane de la vallée d’Himuro et créait dans un dialogue constant avec le vivant qui les entourait. Pauline Marion-Mataillet, qui a organisé et animé Zone de test, nous a expliqué que pour cet artiste chaque saison avait une fonction créative : le printemps apporte l’inspiration, l’été est le temps de la fabrication des pigments, l’automne et l’hiver sont les moments précieux de la création.
J’aime terminer ces lettres en vous souhaitant des choses. Aujourd’hui, je vous souhaite un automne et un hiver où vous puissiez vous rétablir par la création.
A bientôt,
Maaï
Ressources (non-exhaustives) sur les discriminations dans l’ESR :
Numéro de la revue Marronnages sur les conditions raciales de l’enquête : https://marronnages.org/index.php/revue/issue/view/3
Enquête sur les traitements inégalitaires et discriminations dans l’ESR: https://acadiscri.hypotheses.org/
Le travail de la chercheuse Romane Blassel sur ces questions : https://shs.cairn.info/publications-de-romane-blassel--684915?lang=fr
L’observatoire nationale des discriminations et de l’égalité dans le supérieur :
https://ondes.univ-gustave-eiffel.fr/
Ressources (non-exhaustives) sur la fabrique des sciences et des savoirs :
Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron.
L’archéologie du savoir et Les mots et les choses, de Michel Foucault.
La nature comme femme, et sa destruction par la science moderne, de Carolyn Merchant.
Apprendre à transgresser, de bell hooks.
La chercheuse et autrice Hanane Karimi évoque ces journées dans un épisode sur les socialisations féministes de l’émission de radio “La suite dans les idées”. A écouter ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-suite-dans-les-idees/socialisations-feministes-9670579
Ci-dessous le résumé proposé par les éditions L’Arche qui publient le texte de la pièce, inspiré par Martin Eden de Jack London :
Édène, jeune femme d’un milieu populaire, tombe amoureuse de Rose, née dans une famille de la bourgeoisie culturelle. Dans cette satire sociale sur le monde littéraire, la violence de classe et l’amour, se rencontrent « héritières » et ouvrières de la blanchisserie d’un abattoir, où Édène travaille pour gagner sa vie. La nuit, elle écrit, convaincue que c’est là sa vocation – malgré la fatigue et le mépris. Quelle légitimité pourrait alors offrir la littérature ? D’où vient cette conviction que l’on peut devenir écrivain·e alors même que son milieu social d’origine semble l’interdire ?
je remercie la bonne fée qui me les a faites parvenir.





Se rétablir ça veut aussi dire quelque chose qui se produit de nouveau. Qui revient à son statut ante. Je trouve ça beau que tu dises de l’écriture qu’elle te rétablit. Qu’elle te soigne mais que du coup, effectivement, elle te rend à toi-même.
magnifique lettre comme d’habitude. je suis (à ce jour) incapable de fiction. je me suis longtemps demandé si cela ne faisait pas partie de package de l’enfant d’immigrés qui ne peut pas imaginer son avenir, puis ne peux plus imaginer tout court. ma chance je l’ai trouvé dans la contemplation. documenter le réel m’a ouverte à la poésie. c’est spirituel je crois.
je suis désolée de lire que ce doctorat a été aussi violent pour toi. ton parcours m’éclaire sur ma solitude.
joyeux anniversaire